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Louis on the road
28 août 2009

De plain-pied dans la misère de Jammu

Je me lève de nouveau à l'aube pour attraper le bus ; sur le chemin de la gare routière, une jeep me hèle : « Jammu ? » « Yes » « Two fifty » Le tarif est comparable au bus, et les taxis collectifs sont en général plus rapides, je consens donc à cette nouvelle expérience. Trois personnes devant (dont moi), trois sur la banquette arrière, et cinq réparties comme elles le peuvent au fond, le taxi est bien rentabilisé.

Après la première portion rapide de plat, et le franchissement d'un tunnel de près de 3 km, nous emmagasinons des forces en prenant une omelette-chapati dans l'une des dizaines de cabanes en tôle proposant une nourriture sommaire.

 

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Les mêmes plats, les mêmes prix, le capitalisme rêvé

 

Je n'ai pas grand-chose à dire d'autre, la jeep ne s'arrêtant quasiment jamais et m'interdisant toute photo potable. Je garderai juste en tête les images, une nouvelle fois, de vallées vertes et immenses, d'habitations entamant à peine la Nature de leur lieu, des singes sur le chemin attendant les miettes des automobilistes, des convois militaires immobilisant des centaines de véhicules sur des pentes précaires... Je ne resterai que deux ou trois jours au Cachemire, mais je m'en fiche, je l'aurai vu et traversé, et je m'en souviendrai.

Cela répond en partie à  l'interrogation récente d'une amie : est-ce le fait de me déplacer, ou la destination qui m'attire ? C'est très pertinent comme question, et si je précise que je voyage uniquement par terre, tant que je le peux, la réponse coule de source. L'avion, c'est trop facile : on se téléporte d'un endroit à un autre entre deux portes temporelles (aéroports), on franchit des milliers de kilomètres en quelques heures et checkpoints, on peut quitter le matin un hiver canadien à – 30°C et se prélasser le soir sous un climat tropical cubain de 30°C. Cela plaît à certains, pas à moi ; je considère cela comme, à la limite, de la triche. J'ai toutefois conscience qu'étant encore étudiant, je dispose en abondance d'une denrée précieuse : le temps. Une fois marié, salarié, rentré dans la vie active, notre année est nettement bornée. Je profite, tant que je suis encore jeune, de prendre le temps de longs circuits (tour de l'Amérique du Nord, tour d'Europe, et à présent tour du Proche-Orient, et qui sait quoi d'autre ?). Merci l'université française !

Mais aussi : j'aime voyager rapidement, trop selon certains ; dix-neuf capitales d'Europe en vingt jours, cela peut paraître de la folie. Mais j'ai aimé m'étourdir de cette vitesse, passer en une journée des frites de Bruxelles aux canaux d'Amsterdam, du charme de Prague à la noblesse de Vienne, de la sobriété bulgare aux trépidantes rives du Bosphore. Cela contredit en partie le paragraphe précédent (ah, le paradoxe humain !) ; mais la notion-clef, c'est la terre. Que ce soit de jour ou de nuit, la conscience des dizaines et centaines de kilomètres que l'on franchit, le sentiment que la conquête des espaces n'est pas gratuite ; ne pas se caler les pieds et attendre le passage de l'hôtesse, champagne ? mais souffrir dans les sièges, sentir ses os se tasser, se perdre dans d'interminables rêveries par la fenêtre des bus et des trains (comme par celle de la classe !), voir défiler les villes, les voitures, la vie aux abords de la route, les étendues vallonnées que laissent le temps de détailler les sinueux lacets, je préfère cela mille fois au monde hygiénisé, sécurisé, éthéré, sans âme des airs.

Reste qu'il faut faire des choix, même en voyageant par terre. C'est ainsi que j'ai sacrifié la Géorgie, les cités anciennes de la mer Egée, le Cachemire et l'Himachal Pradesh, sans regret : ce pour quoi je les abandonne est censé largement le compenser. Donc oui je voyage pour le trajet, mais ce dernier est conditionné en partie par de légères préférences culturelles (la Chine et le Japon ne m'attirent pas du tout), voire par une certaine alternance géographique et/ou culturelle. Bref.

En parlant d'alternance culturelle ; je pense que j'ai eu droit pour la première fois depuis Delhi, à l'Inde imaginée depuis la France. Sitôt descendu des montagnes du Ladakh et du Cachemire, la jeep a roulé, sur des dizaines de kilomètres, le long d'une sorte de grand-rue où pas un centimètre n'est inoccupé, et de préférence de crasseté. Échoppes de textiles colorés, cell phones datant de Mathusalem, hardes mises à vil prix, et surtout une odeur de friture qui ne s'éloigne jamais des narines.

L'arrivée à la gare routière de Jammu, capitale du Cachemire, m'a confirmé cela ; la nuit approchant, des familles entières de miséreux viennent étaler leur cotte de paille, se dévêtant et se couchant en slip, au milieu de tout, sans rien, attendant juste le lendemain. Je n'ai plus compté le nombre de fois où une mère m'a tiré par le bras, me désignant son enfant et son biberon vide, agitant la main et psalmodiant d'un regard vide des mots remplis d'espoir (un riche, enfin !). L'œil dégoulinant de pus vert d'une des petites créatures a mis à rude épreuve mon serment de ne jamais céder à la mendicité. Comme la vallée du Cachemire la misère de Jammu me marquera.

Le cœur légèrement serré, je prends également en charge ma part du fardeau : pour la première fois je passe la nuit dans un dortoir, celui de la gare routière. Draps plus que douteux, oreillers de paille et lits de planches. Cinquante roupies, moins d'un euro, le prix d'une sécurité toute relative, de quatre murs, de bruit moindre, de lumière filtrée, le prix d'une nuit en Inde.

Albert me rejoint quelques heures après. Suisse à la retraite sillonnant le pays depuis dix mois, il se dirige également vers Dharamshala le lendemain. Une fois de plus je lie mon destin à celui d'un étranger, jamais à celui d'un local comme je le voudrais. A la terrasse il s'offre un joint, je demeure silencieux à ses côtés, en attendant que le soleil se couche enfin sur cette terre de misère.


Km parcourus : 290 km

Argent dépensé : cinq euros

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