Ca marche comment, ce
trek (big randonnée) ? Dans ce cas, ça se révélera assez simple :
un seul chemin possible, qu'il grimpe à soixante degrés, s'effondre
dans la vallée, se rétrécisse à une taille de guêpe, se voie
inondé par un torrent improvisé. C'est toujours tout droit,
impossible de se tromper, pas besoin de signes ésotériques à la
« GH » française. Des villages et des lodges
(guest-houses, mini-hôtels) jonchent tout le parcours : aucune
chance de devoir dormir à la belle étoile, c'est pourquoi je
n'emporte pas de duvet. On est fin septembre, c'est l'été
finissant, je me passe de vêtements chauds (jusqu'à une certaine
altitude du moins).
Quel est ton point de
vue sur mon rasage ?
Le début commence fort :
à la descente du bus de Kathmandu, trois jeunes Népalais m'abordent
: en vacances, ils entament également le trek, sur son début du
moins. Je ne vois rien de mieux qu'une compagnie de « locaux »
pour me mettre sur les rails. Leur rythme irrégulier mais soutenu
(en dignes Népalais ils avalent les côtes raides sans broncher) me
fera dépasser, et de loin, les prévisions des parcours balisés,
jour-par-jour, de tous les guides touristiques. Je me souviendrai
notamment d'un soir où, tenant à rejoindre je ne sais quel village
pour la nuit, nous avons durement randonné deux heures après le
coucher du soleil, à la lueur d'une ou deux lampes-torches, à la
queue leu leu, ne cessant de trébucher, s'érafler, jurer. C'est
comme un zombie que j'ai parcouru ces quelques sombres kilomètres,
prolongeant une journée pourtant déjà très complète de marche.
Avant que j'annonce gentiment à mes amis que je préfère continuer
seul et à mon rythme, ils me devancent : ils restent dans ce
village, profiter de la grande fête annuelle népalaise, Dashain.
Ca, c'est ce qu'on
appelle une gorge !
Je me retrouve donc livré
à moi-même sur le grand chemin, libre d'adopter le rythme que je
souhaite ; ces foutus Népalais en ayant déjà imprimé un plutôt
rapide en moi, mes jambes (qui se sont adaptées étonnamment
rapidement après des semaines à demi-sédentaires) me portent comme
des pistons, à travers vallées et à-pics, traversant de part en
part des villages traditionnels où c'est la période des récoltes,
offrant une multitude de points de vue soit sur la chaîne des
Annapurnas, soit sur les vallées en contrebas. C'est probablement
une des plus belles randonnées du monde que j'effectue, et j'en suis
conscient, j'en savoure chaque moment, amplifié par l'absence de
moteurs, et presque d'humains.
Troupeaux célestes
A Manang, je retrouve mes
deux compères du Ladakh, Amir et Noam ! Je fais également quelques
achats dans ce village-étape important, trois jours avant
l'ascension du Thorung La (col culminant du parcours) : un coupe-vent
North Face, un haut technique ainsi que des collants suffiront, le
tout pour quelques euros. Et c'est reparti, toujours plus haut. Mon
rythme effréné me cause malheureusement les mêmes soucis qu'au
Ladakh : en la riante cité de Yak Kharka (ça ne s'invente pas)
migraines, faiblesse généralisée, maux d'estomac, manque
d'appétit, voire hallucinations liées aux sources de lumière me
mettent sérieusement sur le flanc. Je ne termine même pas ma soupe
de nouilles, c'est dire. Le verdict de mes compagnons est unanime :
je dois demeurer une journée (ou plutôt une nuit) supplémentaire
sur place, à m'acclimater. Il est convenu que je les rejoigne
quelques centaines de mètres plus haut, au dernier campement avant
le Thorung. La montagne c'est sympa, mais seulement quand tu bouges :
immobilisé dans un tout petit village, et sans énergie pour te
plonger dans les subtilités du communisme de l'après-2nde Guerre
Mondiale, tu sens vite tes ongles pousser. Enfin ! Quelques longues
siestes bien placées aideront le sablier à s'écouler.
Vie de chien pour ces
ânes
J'honore le rendez-vous,
et je quitte mon lodge pour Thorung Phedi, littéralement « village
au pied du col », pour la dernière journée avant la grosse
épreuve du circuit. Les copains m'ont fidèlement attendu, se
gorgeant de spaghetti au thon et autres mets occidentaux... mais bien
trop onéreux pour ma petite bourse : ayant quitté Kathmandu un peu
en catastrophe, je ne suis pas sûr d'avoir emmené assez de cash
pour tenir durant tout le parcours. Je me contente donc de les
observer de grands yeux, l'estomac gargouillant, refusant noblement
leurs offres de partage. Le lendemain matin, à cinq heures, pris de
pitié devant ma frêle silhouette noire recroquevillée, le gérant
(avec lequel j'avais tenté une réduction du prix du dhal bhaat)
m'offrira tout de même un porridge aux fruits, que je n'aille pas
enrichir le mauvais côté des statistiques de l'année. La montée
du col se révélera une vraie épreuve de montagne : dans la brume,
sous la neige, sous le vent, deux cents trekkeurs avancent, le nez
dans le dos de l'autre, se protégeant mutuellement des rafales. Je
suis impressionné par mes compagnons : ils portent souvent des sacs
d'une dizaine de kilos sur le dos, ce qui est impensable pour moi et
mon Eastpak quasiment vide (ce matin-là, j'ai enfilé tous les
vêtements que je possède : quatre épaisseurs en haut, deux en bas,
et deux paires de chaussettes superposées). Cela ne les empêche pas
d'avancer régulièrement, et de même me laisser quelques longueurs
en arrière peu avant le sommet. Une bouffée d'orgueil m'envahit, et
je donne un coup de collier pour repasser en tête ; là, j'attends
Amir et, bras dessus bras dessous nous franchissons les derniers
mètres en dansant et en chantant un peu n'importe quoi, toutes dents
dehors, jusqu'au panneau officiel devant lequel nous nous écroulons,
hilares. Un de mes plus beaux souvenirs de ce trek, avec les larmes
invisibles qui me sont venues aux yeux lorsque j'ai songé où
j'étais, réellement, et le chemin que j'ai accompli pour y arriver.
Le Grand Blanc
Quand le ciel, la terre
et la neige se rencontrent...
ON L'A FAIT !!!
Le trek des Annapurnas
est, ce jour-là, le septième, officiellement terminé ; la plupart
des trekkeurs prennent une jeep ou un avion pour retourner à
Kathmandu. Pour ma part, en compagnie de quelques irréductibles,
j'attrape un autre parcours de trek, celui de Jomsom, qui nous
emmènera vers le sud et la seconde ville népalaise, Pokhara. Malgré
deux ou trois tronçons sympathiques, j'ai franchement détesté
cette seconde moitié : soit ça grimpe pendant des centaines de
mètres, soit ça s'effondre durant la même distance. Pas de
demi-mesure, quoiqu'on fasse on peine.
Muktinath et ses hordes
de motards aux faux airs d'Hell's Angels
Une ou deux rencontres
atténueront cette déception : John, un Américain trentenaire qui
en paraît vingt, un peu décalo-artiste mais tellement attachant
avec ses efforts d'articulation ; Marina, la mignonne et tenace
Brésilienne par laquelle je suis légèrement intimidé, et avec qui
j'entretiens un concours de taciturnité ; Yaïr, le dernier des
Israéliens (qui, il faut l'avouer, semble avoir été séduit par
les yeux de la braisilienne (mauvais jeu de mots)). Complété par
moi, jeune Frenchie light, ce quatuor franchit
victorieusement les derniers kilomètres et s'écroule sous la pluie
diluvienne de Pokhara, qui nous fait bien regretter ce qu'on vient de
quitter. On se rattrape par des lessives magistrales, on réapprend
la subtilité à nos estomacs, on donne des nouvelles à nos proches,
on parle de nos voyages futurs dans nos chambres, à la lueur des
bougies, sur nos cartes du monde. On tente de prolonger comme on peut
ce trek.
Village de Naya Phul :
la fin officielle
Les trombes d'eau
incessantes finissent par avoir raison de ma patience, et en
compagnie de Yaïr j'attrape un bus pour Katmandou où, comme de
coutume, il faudra une journée entière pour parvenir (pour deux
cents kilomètres seulement... records indiens de lenteur
archibattus). Une phase de transition dans mon séjour népalais
débute.
Les voyages du reste de
notre vie
Au niveau pratique, ce
trek était parfait : signalisation présente ; villages, lodges,
petites épiceries et restaurants étaient présents tout le long du
parcours, avec bien sûr la constante de l'augmentation des prix en
fonction de l'altitude (pas de route carrossable, ce sont donc
porteurs et ânes qui approvisionnent le circuit). Tirant leurs
bénéfices principalement de la restauration, les hôtels bradent
leurs chambres, voire les offrent si vous vous nourrissez
exclusivement chez eux. De nombreux trekkers étaient accompagnés
d'un porteur (on ne dit pas Sherpa, c'est incorrect, ce terme
désignant un peuple entier), chargé de leur gros backpack (où je
me demande bien ce qu'ils pouvaient fourrer), quelques indépendants
se contentant juste d'un sac à dos moyen. Des « promotions »
se forment naturellement, dépendant du jour de départ du trek, et
restent plus ou moins en contact, en fonction de la rapidité de
chaque groupe ; mais retrouver, trois jours après, dans le même
lodge, le Canadien avec lequel on avait sympathisé au sujet de
Montréal donne toujour chaud au coeur. Le soir venu, dans la salle à
manger commune, on se partage nos impressions immédiates, on étudie
ensemble les cartes et les altitudes pour la suite, les appareils
photos restent au fond des sacs et les cartes à jouer font leur
apparition autour de plats revigorants.
Solo de guitare et de
blues improvisé par John
Au total, 211 km, soit
une moyenne pour ma part d'une vingtaine par jour, avec tous les
dénivelés que cela implique. Je suis très satisfait de la vitesse
avec laquelle mon corps a attrapé le train en marche ; c'est
probablement dû à l'élasticité de la jeunesse, quoique mon dos
quasiment libre de tout poids n'y soit pas étranger. Je me sentais
bien, je respirais le grand air au milieu d'une des régions les plus
spéciales du monde, j'avançais à mon rythme et avec la compagnie
de mon choix... Heureux sur la route, comme je l'ai peu souvent été.
Mais où est donc le
mot de la fin ?